Tout pratiquant de Budo s’est vu confronter un jour ou l’autre à la difficulté d’adapter sa gestuelle pour exécuter une forme technique autre que celle usuellement pratiquée. Moment fort de remise en question pour le pratiquant gradé comme pour le débutant, cette expérience sera abordée de différentes manières selon le niveau technique mais aussi selon l’état psychologique et l’ouverture d’esprit du pratiquant.Le geste technique dans les arts martiaux est comparable au geste sportif de haut niveau, domaine où l’on parle d’habileté motrice et de capacité (gestuelle) d’un individu. Le débutant aborde cette gestuelle avec un potentiel qui lui est propre et qui dépend de ses prédispositions (corporelles) comme des ses acquis, au travers de l’expérimentation de l’usage du corps. La difficulté majeure dans les arts martiaux est d’appréhender une gestuelle de haut niveau tout en s’appropriant des formes techniques spécifiques. Ainsi, le débutant commence par apprendre l’enveloppe globale de la technique (quoi faire) et se heurte aussitôt à la difficulté de la réalisation de la technique (comment faire). Pour exécuter la forme technique proposée, il doit alors répéter une gestuelle de très nombreuses fois. Il en résulte que c’est plutôt le pratiquant qui s’adapte à la forme technique, et nous devrions alors dire que c’est la technique qui formate le pratiquant. C’est seulement une fois que l’élève est formaté qu’il peut se dégager (s’extirper) du moule que représente la forme technique.
Pendant sa progression, le pratiquant aborde les principes spécifiques à l’art qu’il pratique. Ces principes, ingrédients indispensables à la compréhension par le corps et par l’esprit, façonnent un répertoire comportemental, gestuel et technique qui redimensionne le schéma corporel même du pratiquant.Lorsque l’on aborde une nouvelle forme technique qui oblige à utiliser le corps différemment, notre schéma « de réflexe » doit s’adapter à une autre manière d’utiliser le corps. Or ce schéma de réflexe a demandé un long travail préalable, il faut alors se déprogrammer et se reprogrammer selon la nouvelle gestuelle requise. Ainsi, le gradé perd ses repères et doit réapprendre une nouvelle enveloppe technique. Pendant cette phase de réajustement, les principes techniques (création de déséquilibre, prise d’angle, placements et déplacements) sont difficiles à mettre en oeuvre, le corps retombant souvent dans l’erreur corporelle (épaules hautes, bras raides, corps penché…), erreurs de moins en moins visibles chez l’expert si toutefois celui-ci s’est exercé à varier son répertoire comportemental. Parfois le débutant a moins de mal que le gradé à s’adapter à cette nouvelle gestuelle car il est plus facile de se reprogrammer lorsque l’on est moins programmé.Devant la difficulté à s’adapter, certains rejettent aussitôt la nouvelle forme proposée, l’Ego du pratiquant ne pouvant accepter une remise en question. D’autres se réjouiront de trouver une nouvelle matière à travailler et d’augmenter ainsi leur répertoire comportemental et technique, leur ouverture d’esprit étant source de progression.
Mais si nous comprenons qu’il deviendra indispensable de continuer à élargir son horizon technique, il ne faut pas oublier que le pratiquant doit passer suffisamment de temps dans un même moule pour s’approprier les principes techniques, qui ne sont réellement accessibles que lorsque le pratiquant s’affranchit de la technique elle-même, c’est-àdire lorsqu’il commence à la maîtriser afin de pouvoir la réaliser (lui donner réalité). C’est seulement après qu’il pourra chercher à multiplier les formes techniques. Plus le répertoire corporel est élargi, plus l’adaptabilité du pratiquant grandit.Lorsque l’on s’ouvre à d’autres pratiques, on constate que les principes techniques sont les mêmes et que ce qui diffère est leur mise en oeuvre. La difficulté réside alors plus dans la réalisation de ces principes que dans l’exécution d’une nouvelle forme technique. Mais comme l’esprit se focalise sur la forme technique qui demande une nouvelle gestuelle et un positionnement précis, les principes ne peuvent prendre réalité. Il faut comprendre que la technique utilise les principes selon une certaine configuration. Lorsque l’on change cette configuration sans préparation préalable, les principes ne peuvent être actifs et la technique s’en retrouve dénuée de sens.
Pour développer notre adaptabilité, il nous faut alors expérimenter de nouvelles formes en prenant garde de ne pas se perdre ou se disperser. Il nous faut avoir un esprit ouvert et une réelle volonté de progression car, pour apprendre un nouveau geste technique, il est nécessaire de développer notre capacité d’apprendre, capacité que nous développons dans l’apprentissage même du geste technique (ce qui forme un processus qui s’alimente de lui-même : plus nous apprenons, plus nous apprenons à apprendre). Plus nous élargissons notre répertoire technique, plus nous développons la capacité de comprendre de nouvelles formes. Et que nous les adoptions ou non dans notre pratique quotidienne, elles permettent un regard nouveau, une meilleure compréhension de notre technique et élargissent à tout jamais notre horizon technique.
Cet article de Marc Senzier (avec l’aimable autorisation de l’auteur) est paru dans le journal de son école « Shin Do Aïki Ryu » que je reçois régulièrement et que je lis toujours avec plaisir.
Vous pouvez retrouver plus de lectures sur son site et blog :
Web : http://aikiryu.free.fr / Blog : http://shindoaikiryu.blogspot.fr/